Tamara de Lempicka : la résurgence de son oeuvre dans le marché de l’art et la culture populaire














Futurisme italien, maniérisme et néo-cubisme, voici un mélange singulier qui ne laisse pas indifférent le marché de l’art contemporain. Les oeuvres de Tamara de Lempicka connaissent un succès fulgurant avec des adjudications qui dépassent les estimations. En 2020 le Portrait de Marjorie Ferry devient le tableau le plus côté de l’artiste, vendu à 14 250 000£ par la maison Christie’s.
Portrait de Marjorie Ferry, 1932, 100 x 65 cm.
En 2020, cette œuvre devient la peinture la plus chère de l’histoire de la Pologne, surpassant ainsi le record établi en 2019 par M39, une création de l’artiste Wojciech Fangor.
Créatrice de certaines des images les plus emblématiques du XXe siècle, ses œuvres atteignent des records dans les prestigieuses maisons de vente britanniques, telles que Christie’s et Sotheby’s. À l'instar de ses peintures, ses dessins atteignent des sommets, avec des estimations comprises entre 150 et près de 60 700 euros.
Aux origines de la renommée
Le désir d’émancipation féminine, si caractéristique du XXe siècle, résonne avec force chez Tamara de Lempicka. Réfugiée à Paris après la révolution bolchevique de 1917, elle incarne une femme en quête de liberté, tant dans son art que dans son existence.
En 1922, elle fait ses débuts au Salon d’Automne de Paris, après avoir suivi des cours à l’Académie Ranson (école d’art parisienne fondée en 1908), où ont exercé des impressionnistes tels que Monet et Pissarro. L’année suivante, elle expose régulièrement au Salon des Indépendants, fréquenté par des artistes majeurs comme Rousseau et Seurat.
Le véritable tournant de sa carrière survient en 1925, lors de l’exposition Bottega di Poesia de Milan, où elle connaît les prémices de son succès, profitant de l’élan donné par la consécration de l’Art Déco à l’Exposition internationale des Arts décoratifs à Paris. Cette reconnaissance lui vaut de nombreuses commandes de portraits, notamment de l’aristocratie italienne.
Au cours des années 30, Yves Plantain et Alain Blondel, futurs fondateurs de la Galerie du Luxembourg, remarquent son travail. Elle rejoint alors les 135 artistes exposées par la Société des femmes artistes modernes, fondée par la peintre Marie-Anne Camax-Zoegger, s’imposant ainsi comme l’une des portraitistes les plus prisées des Années folles.
Le marquis d'Afflitto sur l'escalier, 1926, huile sur toile, 546 × 866 cm.
© Tamara de Lempicka Estate, LLC / ARS, NY / Adagp, Paris
Le rejet de la femme moderne
Waldemar Januszczak, critique d’art du Sunday Times écrivait :
“C’était un moteur pour la décadence esthétique, une corruptrice mélodramatique au grand style, un promoteur de fausses valeurs, un clown dégénéré, et principalement, une artiste sans intérêt.”
Perçue par le gouvernement nazi comme une figure marginale et dérangeante en raison de son mode de vie et de ses origines juives, Lempicka voit son parcours bouleversé par l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 et les effets du krach boursier de 1929. Cette période troublée freine sa créativité : les commandes se raréfient, l’économie vacille, tout comme la popularité du style jazzy Art Déco.
Des œuvres comme Les Réfugiés témoignent d’une évolution stylistique de l’artiste, reflet d’une crise intérieure qui la pousse peu à peu vers la religion.
Les réfugiés, 1931, 51 × 53 cm, Saint-Denis, Musée d’art et d’histoire.
Lempicka, l’art de se réinventer :
À l’Opéra, témoigne du détachement stratégique de Lempicka avec l’art moderne. Vers 1940, elle reprend les codes néo-baroques du XIXème siècle.
À l’Opéra, 1941, huile sur toile, 76,2 cm / 50.8 cm.
À partir de 1949, après s’être exilée aux États-Unis, Lempicka reprend ses voyages en Occident. Des clichés la montrent dans son atelier parisien rue Méchain, où son style Art Déco, toujours présent, s’enrichit désormais de touches classiques.
Atelier de l’artiste rue Méchain à Paris, mis en vente par l’agence immobilière Architecture de Collection en 2022 à hauteur de 2 550 000 euros.
On perçoit chez Lempicka une réelle volonté de se réinventer. Elle s’essaie aussi à l’expressionnisme abstrait, alors en plein essor, retrouvant ainsi une part du modernisme qu’elle avait laissé derrière elle, mais sans véritable succès. Malgré ses expositions dans les années 50 et 60, son travail peine à séduire, la poussant finalement à renoncer.
Les premiers signes d’un retour au succès
Dès 1970, Lempicka connaît un succès inattendu. En 1972, elle expose pour Yves Plantain et Alain Blondel, fondateurs de la Galerie du Luxembourg qui l’avaient repérée dans les années 1930, présentant ses chefs-d’œuvre des années 1925-1935. Sa carrière retrouve alors un nouvel élan, tant en termes de reconnaissance que de dynamisme sur le marché de l’art.
L’esthétique moderniste connaît un regain de gloire après la Seconde Guerre mondiale. Dès 1966, le Musée des Arts Décoratifs de Paris lui consacre une exposition majeure. Les Années 1960 et 1970, marquent ainsi la redécouverte de Lempicka sous l’impulsion de marchands et penseurs qui soulignent l’importance de son œuvre. Ainsi, lorsqu’elle expose chez Plantain et Blondel, l’événement profite à tous : l’artiste renoue avec la reconnaissance à travers une rétrospective, tandis que les deux marchands inaugurent leur galerie avec cette première exposition. Celle-ci attire l’attention de Maria Ricci, éditrice du magazine d’art FMR, qui lui propose de consacrer un ouvrage richement illustré à son travail.
La femme à la robe jaune, 1929, huile sur toile, 80 x 120 cm.
Vendue d’abord par Christie’s en mai 2005 pour 1,864,000, et plus tard, en 2023 par Sotheby’s au prix de 2 442 678 d’euros.
Une résurgence prévisible au XXIème siècle
Au XXIème siècle les oeuvres de Lempicka connaissent un nouvel essor, notamment avec la vente de La femme à la robe jaune. À l’ère des mouvements d’émancipation féministe et de la prétendue évolution des mentalités, la force affirmée et la détermination qui émanent de ses œuvres frappent un public contemporain en quête de nouveaux repères.
Cet essor s’inscrit dans une dynamique plus large. En 2019, Artprice (entreprise française de cotation du marché de l’art) soulignait la valorisation croissante des artistes féminines, illustrée par la vente de Spider de Louise Bourgeois pour 32 millions de dollars chez Christie’s. Cette tendance, qualifiée de “succès au féminin”, est confirmée par Anny Shaw dans The Art Newspaper avec l’article "Female painters steal the limelight at Phillips contemporary evening sale in London". Ces dernières années, le marché et l’Histoire de l’art redécouvrent ainsi des figures majeures dont Lempicka fait partie.
En marge : « J’ai un musée Lempicka », confiait Madonna à Vanity Fair en 1990. Après avoir fréquenté Basquiat dans le New York des années 80, elle devient une véritable collectionneuse de l’artiste. Sur certaines photos d’elle jeune, avec ses lèvres éclatantes et ses boucles soignées, on devine l’influence des figures blondes de Lempicka. Son admiration transparaît jusque dans le décor du clip Open Your Heart, inspiré du tableau L’Esclave (1929).
Tamara de Lempicka, Andromède ou l’esclave (1929), Huile sur toile, 100*65cm, collection particulière.
Achetée en 1929 par le docteur Pierre Boulard (collectionneur de Lempicka), l’oeuvre est ensuite revendue à un particulier en 1987 par Sotheby’s pour 510 000 dollars
Dans Andromède, la figure féminine tend ses chaînes au spectateur, réinterprétant le mythe antique. Lempicka en fait une allégorie de la femme moderne en quête d’émancipation, en témoigne son regard tourné vers l’horizon.
Lempicka, une artiste ancrée dans la culture populaire
Tamara de Lempicka s’est imposée comme une figure incontournable dont l’influence perdure aussi bien dans la mode, le cinéma que dans les mouvements culturels contemporains.
Dès les années 1920, elle incarne une modernité audacieuse, tant dans son style que dans ses choix artistiques. À l’ère des grands magasins, elle devient une véritable icône de mode et une figure avant-gardiste. Elle choisit elle-même les tenues de ses modèles, comme pour Madame Bush, vêtue d’un long trench-coat intemporel, à l’image des trenchs Burberry et Macintosh. Elle l’associe à une jupe plissée noire contrastant avec un rouge éclatant, jupe audacieusement courte pour une époque où le plissé se porte encore long. Lempicka affirme ainsi sa vision moderne de l’élégance. Aujourd’hui encore, son esthétique inspire les créateurs de mode, tels que Christian Dior et Jean-Paul Gaultier, héritiers de l’Art Nouveau et de l’Art Déco. On retrouve ainsi, dans leurs collections, des tailleurs aux coupes anguleuses et élégantes, ainsi que la sensualité des jupes mi-longues et fluides.
Portrait de Mme Bush, 1929, huile sur toile, 122 × 66 cm, Collection privée
Son succès repose sur une esthétique unique, profondément liée à l’ère industrielle. En effet, l’industrialisation des années 1920 ouvre de nouvelles perspectives aux architectes et designers, donnant naissance au Jazz Age dont Portrait dans une Bugatti Verte est une incarnation emblématique. On raconte d’ailleurs que cet « autoportrait » aurait été commandé par l’éditeur du magazine de mode allemand Die Dame, impressionné par la présence de Lempicka après l’avoir aperçue à Monte-Carlo.
Jeune Fille en vert (détail), 1927-1930, huile sur contreplaqué, collection du Musée national d'Art moderne, Paris.
Photo Flickr/Jean-Pierre Dalbéra
Au-delà de la mode et du design, son œuvre trouve un écho dans les revendications contemporaines féministes et LGBTQIA+ . La Première Guerre mondiale marque un tournant où les désirs réprimés commencent à s’exprimer. Certaines femmes, affranchies du joug masculin, revendiquent un lesbianisme jusque-là occulté, dans ce que l’on qualifie d’« âge héroïque du lesbianisme ». Pour Lempicka, la peinture devient un moyen d’exprimer cette liberté, tant pour elle-même que pour les femmes qu’elle représente. Sa toile La Belle Rafaëla en vert incarne cette audace, affichant un érotisme assumé et une sensualité presque androgyne. Intimement liée à certaines de ses muses, Lempicka traduit dans ses portraits la profondeur de ces relations.
Jeune Fille en vert, 1927-1930, huile sur contreplaqué, collection du Musée national d’Art moderne, Paris.
Photo Flickr/Jean-Pierre Dalbéra
Enfin, le cinéma a également contribué à inscrire Lempicka dans la culture populaire. En 1981, le réalisateur suédois Carl-Gustav Nykvist lui consacre le film Tamara – La Donna d'Oro. Plus récemment, en 2022, la réalisatrice allemande Sylvie Kürsten a retracé son parcours dans un biopic intitulé Tamara de Lempicka – La reine de l'Art déco, témoignant de l’intérêt toujours vif pour cette artiste emblématique du XXe siècle.
L’ultime trait
Depuis les années 1970, Lempicka connaît un regain de popularité, confirmé par des records aux enchères et des expositions majeures qui la consacrent comme une artiste intemporelle, telle que la rétrospective prévue en 2025 au De Young Museum de San Francisco, où plus de 150 œuvres seront exposées.
Icône de mode, elle a su capturer l’essence des Années folles avec audace et raffinement. Profondément ancrée dans son temps, ses portraits des années 1920-1930 comptent parmi les plus prisés, traduisant avec éclat sa vision singulière.
À ce jour elle occupe une place importante dans le marché de l’art, captivant aussi bien les prestigieuses maisons de vente que les galeries plus confidentielles. Son œuvre continue de séduire une génération qui, comme elle, revendique la liberté, la sensualité et l’élégance.
Cependant, malgré cette influence, Tamara de Lempicka reste encore méconnue du grand public, son aura demeurant principalement confinée à la sphère artistique. C’est précisément pour cette raison que j’ai choisi de lui consacrer cet article, afin de mettre en lumière son parcours et son œuvre fascinante.
Aparté : La palette de couleurs choisie par l’artiste révèle une grande maîtrise, alliant subtilité et harmonie pour offrir une douceur visuelle particulièrement agréable.
Ce portrait ne va d’ailleurs pas sans rappeler les portraits maniéristes de femmes lettrées tels que le Portrait de Laura Battiferri par Agnolo Bronzino en 1560.
Tamara de Lempicka, "La Femme au chapeau", 1952 - Huile sur toile, 92 × 60 cm, don de l’artiste à l’État en 1976, attribué au MAMC+ en 2020, © Tamara de Lempicka Estate, LLC/ Adagp, Paris 2024, photo : Y. Bresson/MAMC+
Quelques sources et consultations :
BIBLIOGRAPHIE :
BADE, Patrick, Lempicka, New York, Parkstone International, 2011.
DE LEMPICKA, Kizette, et PHILLIPS Charles, Tamara de Lempicka, Paris, Belfond, 1987.
MORI, Gioia, Tamara de Lempicka, The Queen of Modern, Canada, Skira, 2000
NÉRET, Gilles, Tamara de Lempicka: 1898-1980, Cologne, Taschen, 2016
SITOGRAPHIE :
"Tamara de Lempicka", Oxford Art Online, publié le 31 octobre 2011
La Gazette Drouot
"Tamara de Lempicka", Artprice.
“Tamara de Lempicka en 2 minutes”, BeauxArts. https://www.beauxarts.com/grand-format/tamara-de-lempicka-en-2-minutes/
https://fr.artprice.com/artiste/17163/tamara-lempicka-de
“ Tamara de Lempicka, une pionnière du star system“ , Connaissance des arts. https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/tamara-de-lempicka-une-pionniere-du-star-system-11139502/